11

— Madame Nora, yé souis tellement désolé !

Le portier ouvrit cérémonieusement la porte à Nora Kelly et lui prit la main. La jeune femme se trouva aussitôt enveloppée dans un nuage d’après-rasage et de lotion capillaire.

— Tout il est prêt dans l’appartement. Les serroures elles ont été changées et tout il est réparé. Y’ai même la nouvelle clé. Yé vous présente toutes mes condoléances sincères. Très sincères.

La clé qu’il venait de lui glisser dans la paume de la main lui parut glacée.

— Si yamais vous avez bésoin de mon aide, vous pouvez compter sour moi, ajouta le petit homme en posant sur elle deux yeux bruns dans lesquels se lisait une détresse sincère.

Nora sentit sa gorge se nouer.

— Je vous remercie de votre sollicitude, Enrico.

La phrase était presque devenue automatique.

— N’importe quand, n’importe quoi. Vous appelez et Enrico il arrive.

— Je vous remercie.

Elle traversa le hall d’entrée, hésita un instant et poursuivit jusqu’à l’ascenseur. Surtout ne penser à rien.

Les portes se refermèrent, et la cabine s’éleva doucement jusqu’au 6e étage. Lorsqu’elles s’écartèrent à nouveau, Nora ne sembla pas vouloir bouger. Au moment où elles commençaient à se refermer, elle sortit brusquement de sa rêverie et s’engagea sur le palier.

Tout était silencieux. Les notes étouffées d’un quatuor à cordes de Beethoven s’échappaient de l’un des appartements, un bruit de conversation filtrait à travers une autre porte. Elle fit un pas en avant, marqua une nouvelle hésitation. Juste avant le coude que dessinait le couloir se dressait la porte de leur… de son appartement. Les chiffres de laiton cloués sur le battant formaient le nombre 612.

Elle avança jusqu’à la porte. L’œil du judas était noir, nulle lumière ne brillait à l’intérieur. Le barillet du verrou et la plaque de protection étaient neufs. Elle ouvrit la main et regarda longuement la clé : une clé toute neuve, encore brillante. Tout lui paraissait irréel. Une situation de jamais vu, l’inverse du déjà-vu. Elle découvrait le monde d’un regard neuf.

Lentement, elle glissa la clé dans la serrure et la tourna. Le verrou fit entendre un claquement métallique, et la porte s’écarta légèrement. Elle poussa machinalement le battant qui s’ouvrit sur des gonds bien huilés. L’appartement était plongé dans la pénombre. Elle chercha des doigts l’interrupteur sans parvenir à le trouver. Mais où est-ce qu’il est ? Elle fit un pas dans l’obscurité, la main sur le mur, le cœur battant à tout rompre. Il flottait dans l’air une odeur de nettoyant, de cire… et de quelque chose d’autre.

La porte se refermait déjà dans son dos, tamisant progressivement la lumière du palier. Elle étouffa un petit cri, tira la poignée à elle, ressortit précipitamment dans le couloir et referma la porte. Le front contre le battant, elle fondit en larmes. Elle s’était pourtant juré de ne pas se laisser emporter par l’émotion.

Quelques minutes plus tard, Nora avait recouvré un semblant de calme. Elle parcourut le palier des yeux et constata avec satisfaction que personne ne pouvait la voir. Elle hésitait entre la honte de ce moment de faiblesse et la crainte des sentiments qu’elle refoulait depuis trop longtemps. Comment avait-elle pu croire qu’elle trouverait la force de retrouver tranquillement l’appartement dans lequel son mari avait été assassiné moins de quarante-huit heures plus tôt ? Elle n’avait qu’à demander à Margo Green de l’accueillir pendant quelques jours. Sauf que Margo était en congé sabbatique jusqu’en janvier.

Elle ne pouvait pas rester là. Elle reprit l’ascenseur, descendit au rez-de-chaussée et traversa le hall d’un pas mal assuré. Le portier se précipita.

— Si vous avez bésoin de n’importe quoi, vous appelez Enrico, lui cria-t-il en la voyant passer devant lui comme une flèche.

Elle remonta la 92e Rue et tourna sur Broadway. Malgré la fraîcheur de l’air, c’était une belle soirée d’automne et les trottoirs regorgeaient de monde. La foule des anonymes qui se rendaient au restaurant, promenaient leur chien ou rentraient chez eux. Nora se dirigea d’un pas vif vers le centre-ville, zigzaguant entre les piétons. Seule au milieu de la foule, elle parvenait enfin à rassembler ses pensées, à comprendre ce qui venait de lui arriver. Une réaction stu-pide. Elle serait bien obligée de retourner chez elle à un moment ou à un autre, autant le faire le plus vite possible. Toutes ses affaires se trouvaient là-bas : ses livres, ses notes, son ordinateur. Les affaires de Bill, aussi.

L’espace d’un instant, elle regretta que ses parents ne soient plus en vie. Elle aurait aimé pouvoir se réfugier dans leurs bras. Encore une pensée idiote, inutile.

Elle ralentit l’allure. Elle ferait peut-être mieux de retourner tout de suite chez elle. Il s’agissait précisément du genre de débordement émotionnel qu’elle aurait voulu éviter.

Elle regarda autour d’elle. Les gens faisaient la queue devant le Waterworks Bar, un couple s’embrassait dans une encoignure de porte, des hommes d’affaires en costumes sombres remontaient la rue, attachés-cases à la main. Nora se retourna et remarqua un SDF qui rasait les murs d’un pas traînant. Il marchait derrière elle, calquant son rythme sur le sien. Il s’arrêta en même temps qu’elle, fit volte-face et repartit brusquement en sens inverse.

Son allure furtive comme la façon dont il avait détourné le visage suffirent à inquiéter la jeune femme.

Elle le regarda s’éloigner dans ses haillons crasseux. Ce type-là n’avait pas la conscience tranquille. Un pickpocket, peut-être ? Il allait tourner au coin de la 88e Rue lorsqu’il jeta un coup d’œil en arrière.

Le cœur de Nora fit un bond dans sa poitrine. Fearing ! Elle en était quasiment certaine. Même visage allongé, même silhouette élancée, mêmes cheveux hirsutes, mêmes lèvres fines, même rictus familier.

La peur qui la paralysait céda la place à une rage froide.

— Hé ! hurla-t-elle en se lançant à sa poursuite. Hé, vous !

Se frayant difficilement un chemin à travers la foule, elle se retrouva brièvement bloquée par la queue devant le Waterworks Bar.

— Eh là ! Madame ! s’énerva un passant qu’elle repoussait.

— Excusez-moi !

Elle trébucha, se releva aussitôt. Arrivée au coin de la 88e Rue, elle s’arrêta. Les trottoirs bordés d’arbres s’étendaient dans une semi-pénombre jusqu’aux lumières d’Amsterdam Avenue, avec ses bars et ses restaurants prétentieux.

Nora eut tout juste le temps d’apercevoir une silhouette tourner en direction du sud. Elle courut jusqu’au coin de l’avenue et tenta de retrouver la silhouette du SDF dans la foule.

Elle le repéra sans peine quelques dizaines de mètres plus loin, avançant d’un pas décidé.

Bousculant un jeune homme qui avait le malheur de se trouver sur son passage, elle s’élança à la poursuite de l’inconnu.

— Hé ! Vous !

Le SDF ne donnait aucun signe de vouloir ralentir et Nora se mit à courir entre les passants, les bras écartés.

— Stop !

Elle le rattrapa juste avant le carrefour de la 87e Rue. L’agrippant par l’épaule de sa vieille chemise, elle le força à se retourner. L’homme tituba, retrouva péniblement son équilibre et posa sur elle de grands yeux effrayés. Nora lâcha son haillon et fit un pas en arrière.

— C’est quoi votre problème ?

Un drogué quelconque. Aucun rapport avec Fearing.

— Je suis désolée, balbutia Nora. Je vous avais pris pour quelqu’un d’autre.

— Foutez-moi la paix.

Il se retourna en grommelant un salope bien senti et reprit sa route en chancelant.

Nora regarda désespérément autour d’elle. Le vrai Fearing, s’il avait existé ailleurs que dans son imagination, s’était évanoui. Perdue au milieu des piétons, elle tremblait de tous ses membres et peina à retrouver une respiration normale.

Des yeux, elle chercha le bar le plus proche et aperçut l’enseigne du Neptune Room, un restaurant de poisson tape-à-l’œil. L’un de ces lieux apprêtés qu’elle n’aurait jamais imaginé fréquenter un jour.

Elle poussa la porte et s’installa au comptoir sur un tabouret. Le barman s’approcha.

— Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un Martini gin très sec, avec un zeste de citron.

— Ça marche.

Tout en buvant lentement l’alcool glacé, elle se reprocha d’avoir agi comme une folle. Son cauchemar n’était rien d’autre qu’un cauchemar et le SDF n’avait rien à voir avec Fearing. Il fallait à tout prix qu’elle reprenne le dessus, qu’elle remette un semblant d’ordre dans son existence.

Elle vida son verre.

— Combien vous dois-je ?

— Je vous l’offre. En espérant que le démon que vous avez croisé avant de venir ici est parti, ajouta-t-il avec un clin d’œil.

Elle le remercia et descendit du tabouret, requinquée par l’alcool. Le barman avait employé le mot démon et il n’avait pas tort. Elle devait faire face à ses démons, et tout de suite. Elle était en train de perdre les pédales, ce qui ne lui ressemblait pas.

En quelques minutes de marche, elle retrouvait son immeuble. Elle franchit la porte d’un air décidé, essuya une nouvelle salve de condoléances de la part d’Enrico et se précipita vers l’ascenseur. Quelques instants plus tard, elle se trouvait devant la porte de son appartement. Elle louvrit à l’aide de sa clé et trouva instantanément l’interrupteur de l’entrée.

Veillant à refermer derrière elle à double tour, elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Tout était propre, rangé, astiqué, repeint. Elle procéda à une fouille rapide, mais méthodique, des lieux, sans oublier de regarder dans le placard et sous le lit. Enfin, elle ouvrit les rideaux de la chambre et du salon et éteignit les lumières. La ville brillait de tous ses feux de l’autre côté des vitres, plongeant l’appartement dans une pénombre vaporeuse.

À cet instant précis, elle sut qu’elle trouverait la force d’affronter ses démons et de passer la nuit là.

À condition de ne pas regarder les objets qui l’entouraient.

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